Comme je pars jusqu'à dimanche, je vous mets le 19 en entier. Ne le mangez pas trop vite...
Chapitre 19
Le lundi suivant
Rien
depuis mercredi dernier. Les journaux s'en donnent à cœur joie et glosent à qui
mieux mieux sur l'inefficacité de la police. La filature pourtant discrète de
Leclerc ne donne rien. Le type reste cloîtré chez lui. Il ne sort que pour
faire ses courses. Il a mis sa maison en vente chez les notaires du coin. Sans
doute que sa popularité récente ne sied pas à son genre de beauté… Personne n'a
pris contact avec lui. La surveillance informatique qu'exerce Migaud, qui se
révèle très efficace derrière un clavier, ne donne rien non plus. Leclerc a
résilié ses abonnements.
C'est au
cœur de ce marasme que Fifi décide de faire son retour chez nous. Il se pointe
en milieu de matinée, strict costume gris, chemise blanche, cravate noire, plus
lugubre encore que d'habitude dans ses habits de veuf que sa trogne pourtant
n'arrive pas à laisser croire inconsolable. Il aboie "Sénéchal, dans mon
bureau" avant même d'avoir dit bonjour à qui que ce soit. Bon. Quand faut
y aller… C'est aussi pour ça qu'on me paye… Tout ça tout ça… J'y vais.
-"
Bonjour Patron…
-
Commissaire ! Monsieur le commissaire, même. Finie la rigolade, capitaine. Je
vais reprendre en main cette brigade, et nous aurons rapidement des résultats.
J'ai l'impression que l'on s'est beaucoup relâché, pendant mon absence !"
Un jeune
subalterne pourrait s'émouvoir en prenant dans la gueule ce genre d'inepties.
Mais sur un vieux de la vieille comme moi, ça glisse comme Marie-Pierre Casey
sur une table de salle à manger avec Plizz. Une petite contracture des
trapèzes, quand même. Je hais ce type !
Il s'est
assis derrière son bureau, et, d'un geste bref du menton, m'a désigné le siège
visiteur. Je m'assieds. Le nez sur l'écran de son ordinateur portable qu'il
vient de mettre sous tension, il continue de staccater comme une Thompson des
années trente :
-"
J'attends que vous me fassiez un récit circonstancié de tout ce qui s'est passé
pendant ma semaine de deuil."
Donc je.
Comme je ne suis pas un tireur à la ligne, et que vous étiez là pendant qu'il
versait ses larmes de crocodile en Corse, je vous fais grâce de mon résumé.
Soyez simplement persuadés qu'il était complet, concis, et circonstancié
puisque c'était demandé. L'exercice me prend quand même près de dix minutes,
pendant lesquelles il ne m'interrompt pas une fois. Si je change de débit, pour
tester son attention, son sourcil se lève aussitôt. Donc, je ne sais pas s'il
m'entend, mais au moins il m'écoute… À moins que ce ne soit le contraire. Sans
pour autant cesser de jouer avec sa bécane.
J'ai
terminé. J'attends. Il tapote encore quelques secondes sur son clavier, puis
lève la tête vers moi. Je n'aime pas du tout le sourire qu'il arbore. Mais
alors, pas du tout. Et je n'ai pas tort.
-"
Pouvez-vous me dire au nom de quoi vous avez jugé bon d'organiser une coûteuse
filature du sieur Leclerc, François, alors que j'avais ordonné qu'il soit
libéré ?
- Mais… Il
l'a été, libéré, seulement, jusqu'à preuve du contraire, il reste suspect.
-
L'assassinat de mon épouse n'est pas suffisant, comme preuve du contraire ?
- Rien ne
prouve qu'il ne soit pas complice.
- Vous
vous fichez ouvertement de ma gueule, Sénéchal. Je vous demande de laisser
tomber cette piste pourrie, et de concentrer tous les moyens pour retrouver le
salaud qui a torturé et assassiné ma femme, et vous, vous vous accrochez à
l'idée débile que cet être insignifiant puisse être un tueur comme un naufragé
à une planche ! Je pense que c'est parce que vous n'avez rien d'autre à vous
mettre sous la dent, Sénéchal, voilà ce que je pense ! Je pense que les
journaux n'ont pas tort de mettre en exergue votre totale absence d'efficacité,
sur ce coup-là. Je pense que, sous vos dehors de vieux flic de terrain blanchi
sous le harnais, vous ne valez pas un kopeck comme enquêteur criminel. En
conséquence, je vous retire cette enquête, que je dirigerai moi-même. Une dernière
chose. Je viens de lever les mesures prises à l'encontre de Leclerc. C'est
tout."
Sur le
"c'est tout", son regard a quitté le mien pour regagner son port
d'attache, le bon dieu de fichu écran de son putain d'ordinateur. Pour lui, je
n'existe plus. Mon compte a été réglé. Je pourrai dire n'importe quoi, ça ne
changerait rien. Je vais quand même dire quelque chose.
-"
Très bien. Et bien je vous laisse entre les mains du Saigneur, à moins que ce
ne soit le contraire. Il me reste quelques jours de vacances, de récup et de
RTT. Je pense que je vais aller à la pêche. Je vous souhaite bonne chasse,
monsieur le commissaire."
Il n'a
même pas levé la tête. J'ai déjà dit que je le haïssais, non ? J'aurais dû
attendre un peu, parce que je suis un peu à court de vocabulaire, pour exprimer
le fond de ma pensée. Je passe par la tanière raconter la scène à mes troupes,
et leur conseiller de la mettre en veilleuse jusqu'à ce que le vent tourne.
Puis je me carapate. D'après mes calculs, il me reste une quinzaine de jours à
prendre. Je passe par le bureau de l'administration générale, au
rez-de-chaussée, pour remplir comme il faut les papiers nécessaires, je fais
tamponner, j'imite sans vergogne la signature de Fifi, qui ne sait même pas
qu'il faut viser les formulaires de demande de congés de ses subalternes, vu
que déjà sous le Vieux, c'est moi qui m'y collais, et qu'il est des habitudes
qu'il ne faut pas perdre, et je me retrouve dans la rue avec un sentiment
mélangé. Je me sens libre de respirer à nouveau, tandis que s'évanouit ma
colère, et, dans le même temps, j'ai honte d'abandonner le navire alors que la
situation est tout sauf brillante. Mais quoi ? Je ne peux tout de même pas… Et
pourquoi pas, après tout ?
Le soir
même, après être passé à la galerie expliquer deux trois trucs à Maud, je
prends la route de Bourgmoye les Esgourdes. Ben quoi, je fais ce que je veux de
mes vacances, pas vrai ? Si ça m'amuse de filocher un mec, tant qu'il ne me
voit pas, personne n'a le droit de se plaindre, si ? Comment ça, je ne respecte
pas la loi ? Mais n'importe qui peut suivre n'importe qui, ce n'est pas
interdit, tant que cette filature s'exerce dans des lieux qui relèvent du
domaine public, ou dont l'accès est libre. Et pourquoi je le fais ? Parce que
j'ai du flair, et que mon naze me dit que Leclerc ne l'est pas, clair. Donc je me tape la nationale, puis les
départementales, jusqu'à cette petite sous-préfecture de Sèvre et Meuse dans
laquelle j'arrive juste à la nuit tombée. J'ai préféré prendre ma vieille BMW.
Après tout, depuis l'engueulade de Fifi, j'en fais une affaire personnelle.
Donc J'ai laissé la Peugeot de service à Paris, et pris ma voiture personnelle.
J'ai laissé mon Barrate à piston de service dans le tiroir de mon bureau et
chargé mon arme personnelle, un Police Constrictor à nez court, mais j'ai
oublié de laisser ma plaque de police de service à la maison, parce qu'on ne
sait jamais, ça peut quand même servir, vu que je n'ai pas de plaque de police
personnelle. Mon GPS me conduit directement à la maison du suspect. Sisisi,
pour moi, il reste suspect. C'est comme ça. Je planque la voiture à deux rues
de son pavillon, et j'attends qu'il fasse bien noir pour me lancer dans un
repérage des lieux. C'est l'avantage de ces petits bourgs de province,
l'éclairage public se concentre sur le centre ville et quelques quartiers
neufs. La baraque de Leclerc est juste entre les deux. Comme je suis nyctalope,
à la différence de Joey Starr qui est nique ta mère, l'obscurité est plutôt une
bonne copine pour moi. Le pavillon de Leclerc est un parallélépipède rectangle
ordinaire d'un étage plus combles aménageables, chapeauté d'un toit de tuile à
double pente, planté au centre d'un terrain grossièrement carré. Quelques
arbres d'ornement, trois ou quatre buissons à fleurs et une pelouse ou vaquent
une paire de nains moussus en constituent l'environnement. Ce jardin, c'est
tout son portrait, au gars Leclerc. Banal. Une fenêtre est éclairée. Je
m'approche dans l'ombre jusqu'au mur du pavillon, et je jette un œil discret
dans la pièce, pour tomber sur un type très occupé à préparer un gros sac de
voyage polochon en simili cuir. Mon François se prépare à partir en voyage.
Juste quand on a levé la filoche… Encore une coïncidence ?
Il n'y a
pas de garage dans cette baraque, et pas de voiture parquée sur le terrain ni
dans la rue devant la maison. Je me souviens que, dans le dossier, il était
précisé qu'il ne possédait pas de véhicule personnel… Il doit attendre un taxi.
Je me dépêche de filer récupérer ma voiture, afin d'être prêt à toute
éventualité.
Je me suis
à peine garé en vue du pavillon que le taxi pointe son museau de monospace.
Leclerc y embarque illico, et nous démarrons souplement, moi derrière, moi
derrière, et nous démarrons souplement, moi derrière et eux, devant ! Tiens, on
passe du Brassens à la radio. Je roule à la limite de les perdre, et sans feux.
Nous avons pris la route de Châtres les Gonzesses, la préfecture du
département. Le taxi y dépose Leclerc à la gare. Je parque la voiture à
proximité, attrape le baise en ville toujours prêt dans mon coffre, et
m'engouffre dans la gare à sa suite. Je n'ai que le temps de me jeter derrière un
automate de billetterie pour éviter de lui rentrer dedans alors qu'il se dirige
vers la sortie du bâtiment, accompagné d'un employé vêtu le l'élégant costume
de feutrine verte de la société de location de véhicules Ohm. Je suis certain
qu'il ne m'a pas vu. Faut dire qu'en jean, baskets et blouson de daim, je ne
ressemble pas au flic en costume qui l'a interrogé. Le temps de ressortir par
une porte latérale, de me jeter dans la BM, et la poursuite reprend. Il a loué
une Mégane grise, toujours fidèle à ses principes de banalité revendiquée. Avec
le pognon qu'il trimballe, il pourrait rouler en Rolls, en Mercédès, en
Ferrari, et il choisit une Mégane ! Bon, au moins, je suis sûr qu'il ne me
sèmera pas à la course. Nous pérégrinons de conserve une centaine de bornes,
jusqu'à Pinard sur Lie, où il range sa voiture devant un petit hôtel une
étoile, mais NN quand même. Il descend, prend le soin d'extraire son sac du
coffre, et pénètre dans l'établissement. M'est avis que je suis bon pour une
nuit de planque dans la voiture. Youppie. Demain, je vais avoir une tronche de
clodo. Tu parles de vacances ! J'organise le tour de garde. Mon œil gauche
prend le premier quart, mon œil droit le relèvera dans deux heures, et ainsi de
suite. C'est un peu fin à attraper, mais quand on a pris l'habitude de ne
dormir que d'un œil, ça fonctionne très bien. La preuve, l'œil gauche vient à
peine de passer le relais que le droit nous réveille tous les trois. Un petit
bonhomme tout vêtu de noir vient de sortir de l'hôtel, et part à pied dans la
nuit. J'hésite : suivre pédibus, et me retrouver comme un gland s'il a planqué
un autre véhicule quelque part, ou automobilus et risquer de me trouver coincé
s'il suit des chemins de traverse ? Je parie qu'il a manqué de temps de
préparation, j'opte pour le pédibus. Et je fais bien. Avouez que je ne me suis
pas beaucoup planté, pour l'instant. Oui, je sais, c'est de la déformation
professionnelle. J'adore faire avouer. Mais chut. Nous marchons depuis moins de
dix minutes, ce qui a suffi pour nous amener aux confins du bled, dans un
lotissement dont la plupart des baraques sont encore en construction. À la
lueur de la lune, j'avise une grande banderole, qui indique que les travaux ne
reprendront pas tant que les justes revendications des travailleurs exploités
par le patronat, etc, etc. François Leclerc est certain de ne pas être dérangé
d'ici la fin de la semaine. Et j'en déduis qu'une des maisons, au moins, doit
être habitée, et sans doute par une femme seule. Je continue à jouer les ombres
derrière un suspect qui fait tout pour changer de statut et devenir un vrai
beau coupable. Au fond du lotissement, une maison paraît terminée. C'est le
pavillon témoin. Je ne pensais pas que quelqu'un habitait ces machins-là.
Tandis que Leclerc s'escrime silencieusement à ouvrir la porte d'entrée, je
détaille le panneau de promotion immobilière. Le lotisseur bâtisseur local est
une femme, et le slogan indique qu'elle a choisi d'être la première à habiter
sur place… La victime du jour se nomme donc Dominique Tamert… Mais il ne faut
pas que je traine, car Leclerc a pénétré dans la baraque. Fort heureusement,
comme tout cambrioleur qui se respecte, il n'a pas refermé à clé derrière lui.
Je me glisse donc dans le pavillon à sa suite. La chambre n'est pas difficile à
trouver, le plafonnier est déjà allumé, et la porte grande ouverte lui permet
d'éclairer une partie du couloir. Le sol de moquette épaisse est mon allié, et
me permet d'arriver sans bruit jusqu'au seuil de la pièce. Un Leclerc cagoulé à
posé son grand sac à terre, et manipule une femme inconsciente. Il a déjà du
lui faire une injection de concentré de sommeil. Je sors mon téléphone portable
et commence à filmer. J'ai le droit au déshabillage complet de la dame, ce qui
me permet de préciser qu'elle porte avec fermeté une petite cinquantaine
d'années qui a alourdi ses appâts sans rien ôter à son charme. Le monsieur est
dans un délire bondage, ce soir. Il extrait des kilomètres de corde de son sac
et commence à ficeler la dame dans une position très inconfortable, pour elle,
mais très pratique pour un violeur, il faut le reconnaître. Je filme toujours.
Vous vous demandez pourquoi je n'interviens pas. C'est que je veux avoir le
maximum de preuves, voyez-vous. Et puis, le spectacle… Non, je déconne.
Rassurez-vous, la dame ne souffre pas, puisqu'elle est inconsciente. J'aimerais
juste assister à l'injection destinée à la réveiller, et au début de la
tentative de viol, et là, promis, je l'arrête. D'ailleurs, ça ne devrait plus
tarder, il vient de terminer son saucissonnage. Il prend une petite trousse
dans son sac, en extrait une seringue, et fait une intraveineuse à la victime,
qui revient très rapidement à elle. Bon, il est certain que son bâillon ne
l'aide pas à exprimer clairement ses sentiments, mais ses yeux sont très
expressifs. Ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'ils se fixent sur moi, en
train de tout filmer… Ce que Leclerc voit immédiatement, lui. Il plonge vers
son sac tandis que je lâche mon téléphone caméra, et nous faisons feu en même
temps. Pur tir réflexe, je lui ai explosé la tête. J'ai ensuite juste le temps
de récupérer mon téléphone, et de faire le 2 sur le clavier, puis quelqu'un
coupe le courant.